Cannes : Netflix, la pizza et Spielberg
“Le cinéma, c’est la salle de cinéma, c’est le collectif, la chaleur humaine, c’est sortir de chez soi, ce miracle-là, plutôt que de rester là à manger des pizzas en regardant Netflix”. Le fantaisiste Edouard Baer, animateur de la cérémonie d’ouverture du 72ème Festival de Cannes, en lançant ce slogan devant les professionnels de la profession réunis le 14 mai 2019 dans le grand auditorium du Palais de Festivals, était sûr de plaire à ces « happy few » accrochés à leurs certitudes artistiques. Edouard Baer, dans son monologue, reflet scrupuleux de la ligne officielle de la direction du Festival cannois, a également cité Jean-Luc Godard (sans le nommer) : “Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse.”
Ce n’est pas un hasard si le grand auditorium du Palais des Festivals de Cannes s’appelle « l’auditorium Louis Lumière ». Cannes est encalminé dans la légende surannée des origines du cinéma français. Le vieux Louis Lumière avait d’ailleurs été invité sur la Croisette pour lancer le tout premier festival de cinéma en 1939. Cette première édition fut annulée à la dernière minute en raison du déclenchement de la Deuxième Guerre Mondiale. En 1946, pour le vrai premier Festival de Cannes, Louis Lumière, toujours vivant, ne fut pas réinvité. Il faut dire qu’il avait, tout comme son frère Auguste, cédé aux sirènes du pétainisme et de la Collaboration.
Cannes reste fidèle au modèle institué par la famille Lumière qui organisa la première projection publique de cinématographe dans le sous-sol de l’hôtel Scribe, boulevard des Capucines, le 28 décembre 1895. La première séance attira 33 spectateurs qui payèrent chacun 1 franc de l’époque. Cannes, 124 ans plus tard, ne veut toujours pas déroger à ce principe sacro-saint : le cinéma se regarde en groupe dans une salle obscure.
Tant pis si les techniques ont évolué, si l’image est partout, sous toutes les formes, dans tous les formats, relayée par toutes sortes de supports et d’appareils. En 2019, le Festival de Cannes soutient, contre l’évidence, que ce qui n’est pas vu dans l’obscurité dans une salle prévue à cet effet n’est pas digne d’être considéré comme une œuvre cinématographique respectable.
En 2017, le festival de la Côte d’Azur avait tenté une timide ouverture en admettant dans la compétition quelques films produits par des plateformes de streaming comme Netflix ou Amazon Prime. Cette éclaircie fut de courte durée. Les puristes du 7ème art se sont insurgés et le cinéma « en salle » se retrouva surprotégé par un durcissement drastique des règles d’admission au Festival de Cannes. Les vilains petits canards du streaming ont été priés d’aller voir ailleurs.
Cette décision fut prise prise sous la pression des exploitants de salles français qui siègent au conseil d’administration du Festival. Ce lobby puissant se sent menacé par le streaming qui fragiliserait l’équilibre économique des salles traditionnelles. ”J’ai failli perdre mon poste. C’était très violent “, confiait le délégué général Thierry Frémaux. Concrètement les exploitants — et donc le Festival de Cannes — exigent que Netflix et les autres opérateurs de streaming respectent la chronologie française des médias, unique au monde, qui fixe un délai de 36 mois entre la sortie d’un film en salles et sa mise à disposition sur une plateforme payante. Une règle intenable pour Netflix et les autres opérateurs d’un point de vue économique, leur modèle étant bâti sur l’exclusivité des contenus en ligne.
Netflix et les autres plateformes sont donc allés voir ailleurs, dans les pays où le corporatisme du cinéma est moins puissant. Le Mexicain Alfonso Cuaron est allé présenter son magnifique « Roma » (produit par Netflix) au Festival de Venise, rival historique de celui de Cannes. Il y a récolté la plus haute récompense, le Lion d’Or. Cuaron a aussi été récompensé plusieurs fois pour le même film par les Oscars, les Golden Globes et les BAFA (les Oscars britanniques). “Quelle tristesse de ne pas voir ce film remarquable en noir et blanc et ses travellings magnifiques en salle ! C’est un crime contre la création et le talent de Cuaron”, se lamentait Pierre Lescure, président du Festival de Cannes.
Personnellement, j’ai savouré ce film aux images superbes sur mon téléviseur qui n’a pas la taille d’un timbre poste. J’ai admiré les travellings et les plans-séquences qui sont effectivement époustouflants. J’ai été ému par l’histoire et j’ai admiré le jeu des interprètes. Merci Netflix. C’était une grande expérience de pur cinéma.
Pas besoin d’un grand écran pour apprécier le cinéma. La démonstration est simple à faire : comment a-t-on découvert les chefs-d’oeuvre passés ? Presque toujours à la télévision. Pratiquement jamais dans une salle. « La Grande Illusion », « Citizen Kane », « La Chevauchée Fantastique », « Les Sept Samouraïs », tous ces films et des quantités d’autres, je ne les ai jamais vus dans une salle. Je les ai vus à la télé ou grâce à des cassettes VHS puis des DVD. J’en garde néanmoins un immense souvenir, probablement plus intense que si je m’étais assis dans une rangée de fauteuils rouges entouré d’inconnus mangeant des sucreries dans le noir.
Cela ne m’empêche pas d’aller très régulièrement au cinéma depuis une cinquantaine d’années. J’ai dû voir environ 5000 films en salle et probablement deux fois plus à la télévision. Quand j’y réfléchis, je suis incapable de dire sur quel support je les ai vus. Sauf peut-être « Autant en empote le vent » que j’ai vu dans une grande salle des Champs-Elysées aujourd’hui disparue. C’était une reprise de la saga sudiste. Je me souviens de cette séance dans une salle uniquement parce que, deux rangs devant moi, étaient assis côte-à-côte François Hardy et Jacques Dutronc. Et j’ai revu ensuite plusieurs fois « Autant en emporte le vent » grâce à un DVD.
Cinéma contre télévision. Le salon et la pizza contre la salle et le pop-corn. Cette opposition binaire n’a pas de fondement, ni dans la manière de voir les films ni dans la façon de les fabriquer. Le premier long métrage de Steven Spielberg, son premier triomphe qui a lancé toute sa carrière, était un téléfilm. Il s’agissait de l’histoire de cette voiture pourchassée par un poids-lourd menaçant sur les routes de Californie. Le film (génial, réalisé par un débutant de 25 ans formé par la télévision) s’appelait « Duel ». Il a été tourné en 13 jours avec un tout petit budget de 375.000 dollars. Il été destiné au réseau américain de télévision ABC qui l’a diffusé dans sa série « Movie of the week » le 13 novembre 1971.
Oui, le premier film de Spielberg était un téléfilm. Il a été rallongé d’une dizaine de minutes pour être projeté dans les salles de cinéma. On a donc d’abord vu « Duel » à la télé, puis au cinéma. Et on peut le revoir chez soi, sur un téléviseur, un ordinateur, une tablette… Franchement, qu’est-ce que ça change ?
Jérôme Godefroy, Cannes (16 mai 2019)