“Chez Jenny”, mythique brasserie alsacienne de Paris, a bu le bouillon
Nous n’irons plus manger la meilleure choucroute de Paris à la brasserie alsacienne proche de la place de la République. Nous n’irons plus « Chez Jenny », 39 boulevard du Temple, dans le 3ème arrondissement.
Ce dimanche 16 août, à l’heure du déjeuner je descends de chez moi pour manger un morceau dans le quartier. Beaucoup d’établissements sont fermés. Nous sommes au milieu du week-end le plus creux de l’année. Je me dis que je vais pousser jusque « Chez Jenny », pensant que c’est toujours ouvert. Il fait un peu chaud pour une choucroute mais ils ont sûrement quelque chose de plus léger.
Jenny est une institution, la dernière grande brasserie alsacienne authentique dans la capitale. Django Rheinart, Jean-Paul Belmondo ou Johnny Hallyday y avaient jadis leurs habitudes. Jean-Marie Le Pen également lorsqu’il réunissait ses sympathisants dans un salon à l’étage dans les années 90. Cela n’a pas duré, les frontistes ont été priés de trouver une autre adresse. Leur réputation était mauvaise pour le commerce. On y a vu parfois aussi quelques journalistes de « Libération » dont les locaux de la rue Béranger étaient tout proches à une certaine époque.
J’arrive devant « Chez Jenny » en ce 16 août et, mauvaise surprise, je m’aperçois que ce restaurant est également fermé. Il y a des travaux. Je m’informe auprès d’une échoppe voisine où j’apprends que la fermeture est définitive. Jenny a été vendu. Jenny deviendra bientôt “le bouillon République”. La brasserie et l’immeuble voisin ont été achetés par les trois frères Moussié, Pierre, Guillaume et Richard, originaires d’Aurillac. Les Auvergnats chassent les Alsaciens !
Les frangins, très entreprenants dans l’hôtellerie et la restauration, ont déjà expérimenté avec grand succès la formule du « bouillon » dans leur établissement installé à Pigalle. Le « bouillon », c’est un restaurant populaire, au service sans fioritures, servant de la nourriture simple pour un prix modique. Le plus vieux « bouillon » parisien encore en activité (fondé en 1896) est le célèbre « bouillon Chartier » de la rue du Faubourg-Montmartre.
Le décor de Jenny, alsacien à l’extrême, a été démantibulé et vendu aux enchères fin juin : les tableaux en marqueterie de bois par Charles Spindler, la grande sculpture alsacienne par Pierre Meyer, les grands panneaux alsaciens par Marcel Derulle, les luminaires, des jardinières et les bars de la Maison Coquillard, de la vaisselle typique et de la faïence de Sarreguemines, des verreries du Rhin.
Le restaurant Jenny étant en dehors d’un secteur où le patrimoine est protégé, il était difficile de réclamer la préservation de la décoration intérieure, pourtant unique en son genre à Paris. Il ne semble pas d’ailleurs que la mairie de madame Hidalgo ou le ministère de la Culture se soient précipités pour empêcher le massacre. Ironie contemporaine : on détruit les vieux décors authentiques pendant des cafés ou des restaurants tout neufs font fabriquer des simulacres en toc de troquets patinés.
« Chez Jenny » avait été fondé en 1932 par Robert Jenny, un restaurateur strasbourgeois qui avait débarqué l’année précédente de son Alsace natale en parlant à peine le français. Robert avait fait ses armes parisiennes en ouvrant une « winstub » (bar à vins et à bières) dans un pavillon de l’exposition coloniale de 1931, porte Dorée. Quelque chose me dit qu’on n’est pas près de revoir une exposition coloniale de sitôt. Ce n’est plus dans l’air du temps. La «winstub» est un gros succès qui permet à Robert Jenny d’acheter un estaminet boulevard du Temple. « Chez Jenny » est né. Mais Robert se languit de son Alsace. Il regagne ses pénates deux ans plus tard et vend sa brasserie à un restaurateur de Colmar. On passe du bas au haut Rhin, mais on reste entre Alsaciens. Plus tard, l’établissement changera plusieurs fois de propriétaires.
Ces dernières années, le quartier se transforme et Jenny est mal situé près de cette place qui attire des manifestations de plus en plus nombreuses et parfois les violences. Pendant presque deux ans, les « gilets jaunes » forcent les commerçants du quartier à fermer et à se barricader presque chaque samedi. Jenny est exposé, comme les autres. Les rassemblements syndicaux contre la réforme des retraites passent aussi, semaine après semaine, sur le boulevard du Temple entre Bastille et République, devant la devanture du restaurant alsacien. La clientèle, plutôt bourgeoise, déserte l’enseigne. Le chiffre d’affaires dégringole. Trop de personnel à payer. La vente a lieu avant le confinement. Pas besoin du Coronavirus pour donner l’estocade.
« Chez Jenny », c’est fini. Le « bouillon République » ouvrira bientôt. C’est ainsi que Jenny a bu le bouillon.
Jérôme Godefroy (16 août 2020)