Chirac : je l’ai connu en bas et en haut
“Dans la vie, il y a des hauts et des bas. Il faut surmonter les hauts et repriser les bas”, disait Jacques Chirac. J’ai vu Jacques Chirac dans deux occasions bien différentes : au creux de la vague et au sommet du pouvoir. Un bas et un haut.
Mon premier souvenir remonte à l’hiver 1994–1995. C’était à New York où j’étais le correspondant de RTL. Un beau matin, le service de presse de la mission française auprès des Nations Unies appelle les journalistes français pour nous dire que Jacques Chirac est de passage à l’ONU. A ce moment-là, Chirac n’intéresse plus personne. Il est en mauvaise posture dans les sondages de l’élection présidentielle qui aura lieu au printemps, largement devancé par Édouard Balladur.
Le diplomate français qui nous appelle nous demande presque comme un service de venir rencontrer Chirac dans un “point de presse” organisé en fin de matinée. Nous, les correspondants, avons d’autres préoccupations ce jour-là, une autre actualité à couvrir. Je me décide cependant à aller à la rencontre de cet animal politique que je n’avais jamais vu de près. C’est de la simple curiosité car je sais que la rédaction de RTL à Paris ne sera pas intéressée par le sujet.
Cela se passe dans une petite salle assez impersonnelle dans la grande tour de l’ONU, avec vue sur l’East River. Nous sommes six ou sept journalistes français, pas davantage. Chirac arrive accompagné du diplomate chargé des relations avec la presse. Il s’assied en bout de table, juste à côté de moi. Il a l’air fatigué. Il parle. Des banalités sur le rôle de la France dans le monde, sur le multilatéralisme. Cela dure une vingtaine de minutes. Puis certaines consœurs et certains confrères posent des questions. Presque par politesse. Certains prennent des notes. Je sors mon micro et je fais une brève interview de Chirac, sachant que RTL ne la diffusera pas. En trois-quarts d’heure, le « point de presse » est bouclé. Personne ne sait à quoi il a servi, même Chirac. J’en retire alors une impression de tristesse, comme si j’avais rencontré un personnage sur le déclin.
Grave erreur. Quelques mois plus tard, à la surprise générale, Chirac est élu. Je le revois ici ou là, de loin, dans des sommets internationaux, des G7, des rencontres ennuyeuses de ce genre que la presse s’obstine à couvrir malgré leur vacuité. Dans ces sommets (je me souviens notamment du G7 d’Halifax au Canada) Chirac a l’habitude de retrouver les journalistes après les dîners officiels dans le hall de son hôtel. On boit une bière. On papote. On se marre, c’est sympa.
Les années passent. Je rentre en France et RTL me confie la présentation du « journal inattendu », l’émission du samedi à la mi-journée. L’élection présidentielle de 2002 approche et on me demande de faire des émissions avec certains candidats du premier tour. Il s’agit de rétablir l’équilibre dans les temps de parole, selon les règles du CSA. Je vais à Belfort pour faire une émission avec Jean-Pierre Chevènement. Rencontre intéressante, l’homme est foisonnant et intense. À Paris, dans les studios de la rue Bayard (aujourd’hui pulvérisés par la pioche des démolisseurs), je fais une émission avec Jean-Marie Le Pen (c’est rugueux) et une autre avec Lionel Jospin (glacial et crispé, le premier tour approche, il sait qu’il est dans une position difficile dans les sondages).
L’émission la plus agréable c’est celle avec Jacques Chirac. Elle est prévue pour le samedi 30 mars 2002. Je la prépare avec Richard Artz qui est alors chef du service politique de RTL. Richard et moi allons à l’Elysée où nous avons rendez-vous avec Claude Chirac, l’éminence médiatique de son père. Nous lui expliquons le principe de l’émission : faire réagir l’invité à l’actualité du jour qui est illustrée par des reportages de la rédaction. Je signale à Claude Chirac que ce samedi 30 mars est celui du week-end de Pâques et qu’au début de l’émission, on parlera probablement de circulation routière, forcément chargée ce jour-là. Claude Chirac prend bonne note, de ça et du reste.
Puis nous montons dans le bureau du président. Sur le pas de la porte, un homme nous salue : c’est Dominique de Villepin, alors secrétaire général de l’Elysée. Il me fait un discret signe de connivence. J’ai connu Villepin quelques années plus tôt lorsqu’il était diplomate à l’ambassade de France à Washington, chargé de la presse et nous avions eu des contacts fréquents. Claude Chirac, Richard Artz et moi entrons dans le bureau. Chirac nous accueille chaleureusement. Nous prenons place dans des fauteuils et un canapé autour d’une table basse. Chirac se fait expliquer le principe de l’émission. Il est jovial, volubile et souriant. L’entretien dure une vingtaine de minutes. Je me revois encore descendre ensuite le grand escalier de l’Elysée et les marches du perron avant de fouler les graviers de la cour. Je suis allé quatre fois dans le bureau ovale de la Maison Blanche mais c’est la seule fois où j’ai pénétré dans le bureau du président de la République française.
Le jour de l’émission arrive. J’ai mis un costume et une cravate, ce que je ne fais jamais pour faire cette émission. Mais c’est le président quand même… Le chiens renifleurs et les services de déminage inspectent les locaux et le studio. Chirac arrive avec sa fille Claude. Toute la direction de RTL est là, au garde-à-vous. Mais Chirac s’en contrefiche car il a aperçu deux petites filles très mignonnes, les enfants d’un rédacteur en chef. Il veut aller les embrasser immédiatement. Chirac adore les enfants. Claude Chirac s’interpose et entraine sans ménagement son père dans le studio. « Nous verrons ces enfants après l’émission », dit-elle assez sèchement.
Chirac s’installe à ma gauche. Il a fait venir un invité personnel : c’est Nicolas Hulot qui est à ma droite, à côté de Richard Artz. L’émission débute. Comme prévu, on commence par un point sur la circulation routière à Rosny-sous-Bois. Pendant que le journaliste chargé de cette séquence détaille les bouchons, je glisse à Chirac, hors micro : « vous n’avez rien à dire sur la circulation, j’imagine ? ». Réponse immédiate de Chirac : « mais si, mais si ! » Et il enchaine sur des conseils de prudence au volant à l’aide d’une fiche que Claude Chirac avait préparée à son intention. Claude avait vraiment travaillé dans les détails ! L’émission se déroule sans anicroche. Nicolas Hulot dialogue avec Chirac. Le fameux discours écologique de Johannesburg, inspiré par Hulot (« la maison brûle »), sera prononcé par Chirac 6 mois plus tard.
Au bout d’une heure, l’émission se termine. Chirac se lève rapidement et se précipite hors du studio. Il n’a pas oublié les deux petites filles entrevues à l’arrivée. Il se précipite vers elles et les embrasse affectueusement. En réalité, j’ai toujours pensé que ce bref moment avec les fillettes a été pour lui le seul souvenir de ce passage dans les locaux de RTL. La direction de la station avait prévu un petit cocktail mais Chirac ne s’attarde pas. Après tout, il est en campagne électorale. Il a autre chose à faire. Nous sommes à trois semaines du premier tour.
Une autre histoire concernant Chirac me revient aussi. C’était pendant mes années américaines de correspondant pour RTL. Le quotidien “New York Post”, journal populaire avide de potins, publie un jour des indiscrétions sur la liaison ancienne (et supposée) entre Jacques Chirac et l’actrice italienne Claudia Cardinale. L’article est croustillant. Chirac est dans son premier mandat présidentiel.
Par jeu, j’appelle le service de presse de l’ambassade de France à Washington. Je tombe sur un diplomate que je connais bien et, le plus sérieusement du monde, je lui demande si l’ambassade de France souhaite réagir officiellement aux allégations parues dans la presse américaine concernant une liaison entre le président français en exercice et une actrice italienne. Mon interlocuteur est interloqué, presque scandalisé : « tu ne vas quand même pas parler de ça sur RTL ? ». Je continue mon petit jeu : « Tu sais, je suis un peu obligé, ça a l’air sérieux. Vous faites un démenti ? » Le diplomate a l’air embarrassé. Je ne le fais pas languir davantage : « mais c’est une blague, je n’ai pas du tout l’intention de mentionner ça sur RTL ! » Je perçois à l’autre bout du fil un soupir de soulagement.
Ironie de l’histoire, quelques mois après le « journal inattendu » avec Jacques Chirac à Paris, j’ai fait la même émission avec comme invitée Claudia Cardinale. Elle s’est assise à ma gauche, dans le même studio, dans le même fauteuil que Jacques Chirac. Mais nous n’avons pas évoqué, avec cette femme charmante, les rumeurs que j’avais lues quelques années plus tôt dans un journal de New York.
Jérôme Godefroy (septembre 2019)