Deux textes contre la censure du nouveau maccarthysme bien-pensant
Pour en finir (ou tenter d’en finir car c’est un rocher digne de Sisyphe) avec les polémiques oiseuses du néo-maccarthysme bien-pensant qui veut censurer les œuvres artistiques, je reproduis ici deux textes.
Le premier a été publié dans Charlie-Hebdo le 22 novembre 2019. Il a été écrit par Philippe Lançon, rescapé de la tuerie islamiste au siège de l’hebdomadaire et auteur d’un livre majeur de notre époque : «Le Lambeau» (Gallimard — 2018).
Le second texte a été publié par Le Monde dans son édition datée du 30 novembre-1er décembre 2019. Il est signé Michel Guerrin, rédacteur en chef et critique d’art du quotidien.
On ne peut soupçonner ces deux journalistes d’être d’affreux misogynes phallocrates, adeptes de la “culture du viol”, comme on dit dans les manifs liées à ce sujet.
Je reproduis ces deux textes qui, de manière très argumentée, vont dans le même sens de ce que j’essayais d’illustrer dans mon article récent publié dans “Medium” et intitulé : “Après Polanski, interdisons Gauguin, Léonard de Vinci, Chaplin, Aragon !” (à lire en cliquant ce lien).
Jérôme Godefroy (Novembre 2019)
Affaire Polanski : Je n’accuse pas !
Alors que Roman Polanski fait l’objet de nouvelles accusations de viol, faut-il, oui ou non, aller voir son dernier film consacré à l’Affaire Dreyfus ?
En 1983, j’avais 20 ans, je faisais des études de droit, et un livre, entre autres, m’avait impressionné : L’Affaire, de Jean-Denis Bredin. Je connaissais en gros le déroulé de l’affaire Dreyfus. Ce livre me l’exposa dans la plupart de ses dimensions, avec éloquence, suspense et précision. Je n’exagère pas si j’affirme qu’il m’a fait pour la première fois vivre de l’intérieur une injustice liée à la raison d’État, le courage de ceux qui l’avaient révélée, mais aussi le vieil antisémitisme de la société française. Après l’avoir fini, j’ai lu et relu « J’accuse…! », l’article de Zola publié dans L’Aurore, puis les textes de Charles Péguy et de bien d’autres : un fil culturel était tiré. J’ai pris ce temps de lecture sur des études de droit qui, pour l’essentiel, m’ennuyaient. À cette époque, Edgar Degas commençait à me passionner. Son antidreyfusisme et son antisémitisme m’ont attristé. J’ai cherché à les comprendre en lisant, en les plaçant dans leur contexte, sans excès de vertu anachronique. Il ne me serait pas venu à l’idée de renoncer à voir ses œuvres à cause de ses opinions. Ce n’était pas l’idée que je me faisais de la faculté — de la liberté — de juger. J’ai vite compris qu’il fallait me démerder, tout seul, avec ça. J’ai du mal à juger les vivants, soit parce que je les connais, soit parce que je ne les connais pas ; j’en ai plus encore à juger les morts.
Les monstres l’intéressent, peut-être parce qu’il les a subis, peut-être parce qu’il en est un.
Trente-six ans plus tard, voici J’accuse, le film de Roman Polanski, 86 ans, des Érinyes féministes autour du crâne et des procédures au cul. Ce n’est pas un grand film, mais c’est un bon film : sobre, bien fait, presque austère, un peu haché au montage. Inspiré par un livre de l’Américain Robert Harris, qui en a écrit le scénario, il raconte l’affaire Dreyfus du point de vue de celui qui la fit exploser : le lieutenant-colonel Picquart. C’est un bon choix historique et dramaturgique. Comme dans toute bonne tragédie, Picquart est le héros sur qui reposent les tensions et les contradictions ; celui qui, étant d’abord antisémite et viscéralement lié à l’armée, va peu à peu, douloureusement, fermement enquêter, comprendre, changer. Il est l’homme clé de l’affaire Dreyfus, celui qui a pris les plus grands risques ; qui a affronté, seul, son destin face à une institution militaire, la sienne, muette et mensongère. Jean Dujardin l’incarne à merveille : sans fioritures, sans effet comique, sans second degré ; frontal et digne, presque muet. La marque d’un grand acteur est de faire oublier, en quelques plans, les rôles qui l’ont fait connaître. Il y a aussi, dans ce film, de nombreux comédiens de la Comédie-Française. Pourquoi ? Je n’en sais rien. J’y vois de leur part, peut-être à tort, un soutien discret, implicite, à la liberté de créer.
Pendant l’essentiel du film, Picquart est seul avec sa conscience, sans rien pouvoir partager : ses supérieurs et ses collègues sont devenus ses ennemis. C’est cela, visiblement, qui a le plus intéressé Polanski. Il filme, comme toujours, avec ce mélange dérangeant de simplicité et de brutalité, naturaliste et enfantin. Il y a quelque chose de Daumier, mais, comme dans les autres registres où il a excellé, on ne sait jamais tout à fait ce qui relève de la caricature ou de la réalité. Les monstres l’intéressent, peut-être parce qu’il les a subis, peut-être parce qu’il en est un. Le film s’achève par une entrevue, onze ans plus tard, entre Dreyfus, réintégré dans l’armée sans ce qui lui est dû, et Picquart, devenu ministre de la Guerre. Le second est impuissant à satisfaire la juste demande du premier. Le pessimisme de Polanski conclut l’histoire d’une manière sourde : si le combat pour la justice et la vérité a été gagné, c’est sans joie, avec trop d’efforts, laissant chacun plus raide, plus lourd, plus seul, plus fatigué. Il y a eu épreuve, connaissance, apprentissage, et, s’il y a bien victoire, elle est amère.
La croisade contre le mal tourne au procès expéditif
On remarque dans une scène, juste un plan, Roman Polanski, tel Hitchcock apparaissant furtivement dans ses films. Il est en habit, dans une soirée de type Verdurin, où Picquart, qui était un homme cultivé, est invité par sa maîtresse. Polanski est un invité parmi d’autres. Il est filmé de loin, une seconde, tout petit, au milieu d’un groupe. On ne sait pas qui c’est : une silhouette. C’est le moment de dire que la polémique qui a cherché à étouffer le film sous le refrain « Polanski le violeur » est d’une confondante ineptie. À aucun moment on ne peut croire que le metteur en scène se compare à Dreyfus, quand bien même il l’aurait dit dans un moment de paranoïa ou d’agacement. Ce qu’il raconte, c’est simplement, nettement, l’affaire Dreyfus. Mais, comme dans d’autres polémiques contemporaines, la croisade contre le Mal tourne au procès expéditif. Elle paraît s’appuyer sur les certitudes de l’ignorance plus que sur les prospérités de la vertu. S’il est en effet toujours question, chez celles et ceux qui poursuivent Polanski, des crimes que l’homme a ou aurait commis, il n’est jamais question de ce qu’il a vécu, l’enfance au ghetto de Cracovie, la famille exterminée par les nazis, l’assassinat de sa femme enceinte, Sharon Tate, la campagne de presse infâme qui suivit. Il n’est pas davantage question de ses grands films, Rosemary’s Baby, Répulsion, Le Locataire, Chinatown, Tess, Le Pianiste. C’est comme s’ils ne devaient pas exister — comme s’ils n’existaient plus. On efface de la photo tout ce qui pourrait nuancer le refrain de « Polanski le violeur ». L’affaire Dreyfus et l’affaire Esterhazy, dit Picquart à ses supérieurs, c’est la même affaire. Il a raison. Les films de Polanski et « Polanski le violeur », pour certains, c’est aussi la même affaire. Pourquoi ? Pourquoi tant de rage, quand on n’est ni flic ni juge, à vouloir être flic et juge exclusivement à charge, de surcroît dans le sens du vent ?
Marguerite Duras parlait de la vie matérielle. Il existe une vie idéologique. Elle est, à mon avis, beaucoup plus liée aux caractères qu’aux convictions. Il y a des gens pour qui tout est politique, jusqu’à la manière de poser son derrière sur la lunette des WC ; et il y en a, dont je suis, qui n’envisagent pas leur existence de cette façon-là. Les premiers ne cessent de rabâcher aux seconds que ceux-ci font de la politique, même et surtout en croyant ne pas en faire. Par exemple, aller voir un film de Polanski et le regarder pour ce qu’il est, un film qui raconte une histoire, est pour ceux-là nécessairement un acte politique. Cette vision du monde, des hommes, m’a toujours agacé : ceux qui prétendent m’imposer leur vision politique me prennent soit pour un imbécile en suggérant que, contrairement à eux, je suis inconscient de mes actes, soit pour un hypocrite, en suggérant que je suis complaisant au mal qu’ils dénoncent. En résumé, ils veulent m’imposer une grille de lecture qui installe leur pouvoir. Je comprends alors que je sais pourquoi je travaille, depuis trente ans, dans certains journaux : parce qu’il y reste possible d’ignorer ce type d’injonctions ; de prendre ses distances avec l’atmosphère sous pression de l’air du temps. Ceux qui voudraient interdire de voir des films de Polanski, ou d’en parler librement pour ce qu’ils sont, veulent fixer un cadre idéologique dans lequel il est impossible de prononcer ce nom, Polanski, sans l’associer au viol ou à l’abus de pouvoir. Voir ses films est une bonne manière de les envoyer paître et de rappeler le spectateur — mais cela vaudrait aussi bien pour un lecteur — à ce qui nourrit son autonomie : son enthousiasme, sa résistance, sa solitude.
Phillipe Lançon.
(©Charlie Hebdo. 22 novembre 2019)
« Demain, sera-t-il possible de se confronter à un tableau ou un film sans que le jugement soit parasité par la vertu ? »
Annulation de projections du film de Polanski, débats sur l’exposition de Gauguin à Londres, retentissement du discours d’Adèle Haenel… Dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », décortique les polémiques du moment dans le domaine culturel.
La menace sur les œuvres est souvent plus subtile. A Londres, la prestigieuse National Gallery, qui expose en ce moment des portraits de Gauguin, a averti le public que cet artiste, au tournant des XIXe et XXe siècles, résidant et peignant en Polynésie, a « profité de sa position d’Occidental privilégié » pour avoir des relations sexuelles avec des fillettes de 13 ou 14 ans. Farah Nayeri est plus brutale dans le New York Times : « Est-il temps d’arrêter de regarder Gauguin ? » Le verbe est « cancel ». Annuler. Pas un hasard. Les Etats-Unis sont gagnés par une cancelculture, soit l’effacement des créateurs non convenables.
En réponse, Jonathan Jones, le critique d’art du Guardian, à Londres, dit où mène cette campagne de nettoyage de l’art. Selon lui, réduire Gauguin aux portraits, aux fleurs aussi, est stupide au regard d’une œuvre bien plus riche. C’est aussi une façon d’évacuer des tableaux plus « intenses », à savoir les nus polynésiens, et donc, les femmes que Gauguin aurait bafouées, alors même que la National Gallery regorge ailleurs de tableaux de femmes blanches et nues — belle hypocrisie.
« Si nous ne pouvons pas voir l’art, nous ne pouvons pas en débattre », conclut Jonathan Jones. Débattre de ceci : dans une Europe gangrenée par le racisme et l’impérialisme, Gauguin est un des rares artistes partis peindre, avec bienveillance, un peuple colonisé et soumis aux codes blancs. Son« primitivisme », confirme fort bien notre confrère du Monde Philippe Dagen dans son livre Primitivismes, une invention moderne (Gallimard, 400 pages, 35 euros), était celui d’un progressiste respectueux des cultures non occidentales.
Anne-Claude Ambroise-Rendu, à qui on doit une Histoire de la pédophilie (Fayard, 2014), ajoute dans Le Point qu’à la fin du XIXe siècle, comme la loi punit tout attentat à la pudeur sans violence en dessous de 13 ans, on peut tout reprocher à Gauguin mais le traiter de pédophile « est absurde ». Gauguin est complexe mais la complexité n’est pas dans l’air du temps.
L’air du temps est de réévaluer les grands noms de la culture, notamment dans les musées anglo-saxons, et de nettoyer les cartels d’œuvres de leurs marqueurs raciaux — nègre devient noir, etc. Des musées multiplient aussi les avertissements, comme la Tate Britain de Londres, qui expose en ce moment William Blake (1757–1827) et prévient le public qu’il verra « des traitements brutaux infligés à des esclaves ». En 2018, l’artiste Michelle Hartney est allée plus loin : à l’insu du Metropolitan Museum de New York, elle a collé des étiquettes à côté d’œuvres pour dénoncer Gauguin (prédateur sexuel), Balthus (obsédé par des jeunes filles) ou Picasso (misogyne).
Dans un autre registre, la plate-forme de vidéos Disney+ propose depuis le 12 novembre aux Etats-Unis toutes sortes de films. Estimant que les dessins animés Blanche Neige ou Cendrillon donnent une mauvaise image des femmes, Disney avertit l’abonné qu’il peut tomber sur « des représentations dépassées ». Cette firme avait déjà censuré une scène de Toy Story 2 où l’on voit un papy qui drague deux Barbie. A ce rythme, une grande partie du cinéma d’antan doit être recadrée, par exemple Rivière sans retour, d’Otto Preminger, où, par deux fois, Robert Mitchum malmène sèchement Marilyn Monroe.
Ce climat inédit peut mener à minorer des artistes — la conservatrice de musée, Ashley Remer, qualifie Gauguin de « pédophile arrogant et surestimé ». Il y a le risque, aussi, de privilégier des créateurs qui débordent de bons sentiments alors que l’art n’a pas à être moral. Dans Le Monde le 24 octobre, notre confrère Arnaud Leparmentier décrivait le Musée d’art moderne de New York agrandi comme multiculturel et sans « la moindre œuvre qui dérange ».
La question centrale est celle de l’anachronisme. Juger les créateurs du passé avec notre morale d’aujourd’hui invite à censurer Hitchcock, Michael Jackson, Céline, Egon Schiele, Balthus, Nabokov, Cervantès, Shakespeare, Monet, Picasso et tant d’autres. Nathalie Bondil, la directrice du Musée des beaux-arts de Montréal, a trouvé la juste mesure : « Contre la censure mais contre l’indifférence. »
Et puis arrêtons d’infantiliser le public. Faisons-lui confiance. Lui dire ce qu’il faut penser, c’est parasiter sa rencontre intime avec les œuvres. Philippe Lançon, auteur du Lambeau (Gallimard, 2018), l’explique magnifiquement à propos de Polanski dans Charlie Hebdo du 20 novembre. Au contraire, des lieux de création s’autocensurent par crainte d’un concept en vogue, le relativisme culturel, déjà bien ancré dans l’université américaine : la liberté de création n’est pas absolue, elle s’arrête là où commence le droit de communautés qui demandent des « safe space » — des espaces où leurs convictions ne sont pas heurtées.
Inquiétant ? Disons cyniquement que le meilleur rempart contre les nouveaux censeurs est économique. Les artistes qui attirent les foules dans les musées sont des hommes, blancs, morts. Gauguin, par exemple.
Michel Guerrin.
©Le Monde (daté du 30 novembre-1er décembre 2019)