Gilets jaunes : “Un psychodrame français” (par Alain Duhamel)
Je reproduis ici in extenso l’analyse faite ce 6 décembre dans “Libération” par Alain Duhamel sur la grave crise traversée par le démocratie française en cette fin d’année 2018. Alain Duhamel, avec qui j’ai eu la chance de travailler pendant de nombreuses années à Europe 1 puis à RTL, est parmi les observateurs les plus lucides et les plus clairvoyants de la vie politique de toute la Vème République. Il a le recul nécessaire pour mettre les événements actuels en perspective. Dans cette chronique, il ne ménage pas le président Macron à qui il avait accordé naguère beaucoup de crédit. Sa conclusion est sans appel : ces troubles violents, désespérés et souvent irrationnels profitent essentiellement à l’extrême-droite incarnée aujourd’hui par Marine Le Pen et ses affidés.
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UN PSYCHODRAME FRANÇAIS
Par Alain Duhamel
Ne prenons pas à la légère l’accès de violence des gilets jaunes, qui témoigne de l’exaspération collective face aux maladresses gouvernementales.
C’est l’une de nos grandes spécialités nationales : sporadiquement, la France s’embrase et plonge dans l’un de ces psychodrames ou sociodrames qui font sa réputation de peuple intensément épris de liberté, vivant comme aucun autre la religion de l’égalité. Dans ces circonstances-là, la fraternité s’éclipse en revanche pour laisser la place à des accès de violence. D’où notre image de nation turbulente, originale, instable, généreuse et rétive. Tantôt attirée par une forme d’autorité néobonapartiste, tantôt bien décidée à faire plier les gouvernements devant les choix, les rancœurs, les impatiences, les exigences ou les aspirations des citoyens. Inclassable, imprévisible, impulsive.
Ces psychodrames, rien ne serait plus erroné que de les prendre à la légère. Leurs formes peuvent inquiéter ou choquer, leurs desseins apparaître contradictoires ou chimériques mais ils ont toujours des causes parfaitement identifiables et ils mettent au jour, bien plus que les manifestations traditionnelles, la réalité des sentiments populaires. La France a besoin de théâtre et de mise en scène pour s’exprimer mais ce qu’elle dit, ce qu’elle crie se perçoit alors comme jamais. Le propre de ces psychodrames est de surgir spontanément, puis de se répandre sur une bonne partie du territoire et de bénéficier au moins un temps de la sympathie et du soutien d’une grande partie de la population.
On a observé cela au commencement de Mai 68, au pic des grandes grèves de 1995 et encore lors de la rébellion de 2006 contre le contrat premier embauche de Dominique de Villepin (la fameuse loi votée, promulguée mais aussitôt suspendue) ou lors des grandes manifestations contre la réforme des retraites en 2010. On en retrouve des traces sous des formes différentes et avec des soubassements idéologiques inverses lors des manifestations de masse défendant l’école privée ou combattant le mariage pour tous. Cette fois-ci, le psychodrame se caractérise par la grande maladresse initiale du gouvernement — donc du Président — par la spontanéité du surgissement et par un positionnement idéologique penchant nettement à droite.
La maladresse gouvernementale a été constante : hausse des impôts, des taxes et des prélèvements avant les baisses de ce fait ignorées, baisse des prélèvements sur les entreprises et les fortunes avant les baisses pour les plus modestes, un calendrier absurde qui doit tout à l’économie mais rien à la politique et à la psychologie. Face à ce calendrier à l’envers, soutenu par une fermeté d’argile, la demande initiale de moratoire sur le prix des carburants s’est élargie à l’ensemble du pouvoir d’achat, puis à une revendication égalitariste. Erreur totale de méthode.
La spontanéité, elle, apparaît spectaculairement comme une spontanéité du XXIe siècle. Elle est née, a grandi, a forci et s’est épanouie sur les réseaux sociaux où les gilets jaunes apparaissent, s’identifient, dialoguent, mobilisent, se fâchent, polémiquent entre eux, refusent des structures, des leaders, des représentants et des mots d’ordre unitaires. Une spontanéité à laquelle les chaînes d’information continue audiovisuelles donnent un retentissement immense, fracassant, constamment promotionnel. Les chaînes d’information continue auront été les tambours ou plutôt les grosses caisses des gilets jaunes, lesquels ont d’ailleurs fait preuve d’une ingratitude paradoxale en s’en prenant brutalement à leurs journalistes.
Ce psychodrame, enfin, penche nettement à droite. Droite populaire, certes, droite pauvre, droite d’en bas mais droite véhémente, tonitruante, populiste au sens littéral. Non pas structurée par les partis de droite et d’extrême droite (même s’il y a eu des «casseurs» d’ultradroite autant que d’ultragauche et certainement de l’entrisme ici ou là) mais au contraire une droite foncièrement inorganisée, distanciée, celle des abstentionnistes, des électeurs intermittents, des sympathisants éloignés des appareils. La carte géographique de l’implantation des barrages ressemble d’ailleurs fortement à celle du vote «non» au fameux référendum européen de 2005. Elle couvre plus les terres de droite ou d’extrême droite que les terres de gauche. Elle ne veut pas des partis ou des syndicats, elle est avant tout populaire et protestataire.
Les sondages confirment d’ailleurs par la sociologie la géographie de ses implantations. Les soutiens des gilets jaunes culminent chez ceux qui votent rassemblement national, même s’ils sont également élevés chez les insoumis. La tonalité des échanges sur les réseaux sociaux traduit pessimisme, anxiété, déclinisme, exaspération antifiscalité, antimondialisme et souverainisme. Spontané mais typé, cousinant avec le grand mouvement populiste de droite qui traverse toute l’Europe et accumule chaque dimanche les progrès. Bref, de bon augure pour Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan qui n’ont d’ailleurs pas ménagé encouragements et applaudissements.
Alain Duhamel (chronique publiée dans “Libération” le 6 décembre 2018)