Juillet 1969 : mon premier été américain
En juillet 1969, Neil Armstrong foule le sol lunaire. En juillet 1969, je pose un premier pied sur le territoire des Etats-Unis. Cinquante plus tard, je vous raconte ici mon alunissage américain.
Si je débarque un jour d’été à New York à la fin de la décennie prodigieuse des années 60, c’est à cause du débarquement de juin 1944 en Normandie. Après la libération de la France, les troupes américaines stationnent en France. A Chauny, dans l’Aisne, un bataillon d’intendance de l’armée américaine s’installe sur la place du marché couvert, juste devant le magasin de vêtements de mes grands-parents paternels.
Mon père Guy a 17 ans. Beaucoup des soldats américains qui s’affairent sur la place sont à peine plus âgés. C’est l’euphorie de l’après-guerre, les bals, le swing, tout redevient possible. Un de ces soldats s’appelle George Darnell, il a à peine 20 ans. Dans le civil, il conduit des métros à New York. Sous l’uniforme, à Chauny dans l’Aisne où il atterrit à la faveur de la progression des troupes alliées, il fait du pain pour les soldats.
Mon père et George deviennent copains. Je ne sais pas trop ce qu’ils pouvaient se dire. George ne parle pas un mot de français et mon père n’a jamais été doué pour les langues. Mais, parfois, George vient diner avec mon père chez mes grands-parents. Ma grand-mère fait bien la cuisine. Mon grand-père a planqué pendant la guerre quelques bonnes bouteilles. C’est un petit événement à chaque fois car George, le GI, n’a jamais mangé auparavant à une table avec des blancs. George est noir.
L’armée américaine de la seconde guerre mondiale, c’est celle de la ségrégation : des régiments noirs, des régiments blancs. Les noirs s’occupent de l’intendance et de la logistique. Les blancs sont sur les images glorieuses. Regardez bien celles du 6 juin 44 sur les plages normandes. Vous n’y verrez pas de noirs. Ils ont débarqué après. Pour une fois qu’on ne voulait pas en faire de la chair à canon…
George est un bel homme, un physique avenant à la Harry Bellafonte. Il savoure ces mois passés à Chauny où la couleur de sa peau n’est, pour une fois, pas un obstacle. C’est presque un atout.
La guerre est finie. George est rentré à New York. Il ne conduit plus les métros mais il est remonté en surface : il est au volant des bus de la ville. Il garde le contact avec ma famille. Nous, enfants, savons qu’il y a quelque part à New York un Américain très gentil qui envoie régulièrement à Noël des colis avec des friandises inconnues, des petits récepteurs de radio et d’autres gadgets inconnus en France. A cette époque, les distances sont grandes. On ne téléphone pas, c’est trop cher et trop compliqué.
Dans les années 60, George qui a divorcé vient régulièrement retrouver ses amis français. Il se promène avec ma mère dans les rues de Valenciennes. Un noir américain, habillé avec élégance, dans un ville de province à cette époque, ça fait sensation. George nous accompagne en vacances, à la mer, à la montagne. J’expérimente avec lui les rudiments de mon anglais scolaire.
En 1969, c’est décidé : à 16 ans, je serai le premier membre de la famille à traverser l’Atlantique pour séjourner chez George à New York. Je m’envole début juillet dans un avion de la Pan Am. La compagnie, aujourd’hui disparue, était à son apogée. J’arrive à Kennedy Airport. Il fait une chaleur lourde et humide, la chaleur des étés new-yorkais. George m’attend. Je monte dans sa grande voiture, une voiture beige aux dimensions démesurées. Les automobilistes américains ne découvriront les modèles « compacts » que plusieurs décennies plus tard
Nous allons dans son quartier, près très éloigné de l’aéroport. C’est à Jamaica, Queens, un des cinq « boroughs » qui composent la métropole. C’est un quartier de petits pavillons : un seul étage, un grand salon où on ne va jamais, une grande cuisine où tout se passe, une arrière-cour, un garage.
Les voisins me font bon accueil. Je suis une curiosité : un jeune français, un jeune blanc. Tous les alentours sont habités exclusivement par des noirs. C’est ainsi que se passe mon premier contact avec l’Amérique. Pour un lycéen de famille bourgeoise venant de Valenciennes, c’est un choc, même si tout se passe merveilleusement bien. Je suis invité partout dans la voisinage pour des barbecues.
Le plus sympa, c’est le voisin pompier qui a des enfants de mon âge. Nous sommes juste un an après la terrible année 1968, celle de l’assassinat de Robert Kennedy et de Martin Luther King, un an après les sanglantes émeutes raciales. Dans le quartier de George, il y a une rue avec quelques magasins. La plupart sont des ruines calcinées, vestiges des troubles récents.
Je ne reste pas dans le quartier. Parfois avec George, parfois seul, je m’aventure dans le reste de New York. C’est à chaque fois un voyage : il faut prendre un bus puis différents métros. Je vois la pointe de Manhattan sans le World Trade Center dont les fondations sont à peine achevées. Je parcours Washington Square, haut-lieu des rassemblements hippies. Je ne peux pas jurer que je n’ai pas entendu Bob Dylan gratter sa guitare sur un banc. C’est dans West Village qui sera le quartier où j’habiterai vingt ans plus tard à mon époque de correspondant de RTL aux Etats-Unis. Je vais quelquefois au cinéma (où on pouvait fumer !) ou au théâtre et je rentre tard chez George à Jamaica, Queens. Rétrospectivement, quand je songe à l’insécurité à New York dans ces années-là, je crois que l’ado freluquet de Valenciennes voyageant seul la nuit sur les lignes excentrées du métro new-yorkais a eu pas mal de chance s’en sortir sans une égratignure.
Un des neveux de George est le meilleur boy-scout du secteur. Un matin, vers 4 heures, nous partons en voiture à Washingon où le neveu sera honoré par un congressman, un des élus de Queens à la Chambre des Représentants. Nous passons devant la Maison Blanche où règne Richard Nixon, dans la première année de son premier mandat. Ses sbires ne cambrioleront les locaux démocrates au Watergate que trois ans plus tard. Nous voici au Congrès, au pied de la coupole étincelante comme un gâteau à la crème. Le congressman nous accueille. On fait une photo de groupe sur les marches du Capitole : le neveu, la famille, le congressman, George et moi. Sur cette photo, il n’y a qu’un seul visage pâle, le mien. Le quotidien de New York « The Daily News » a publié la photo le lendemain. J’avais gardé la coupure du journal mais je ne la retrouve plus.
En parcourant les corridors immenses du Congrès, on serre des mains. Je ne retiens pas tous les noms. Sauf un : Kennedy. C’est Ted Kennedy, sénateur du Massachussets. Je serre la main de Ted Kennedy, dernier espoir politique de la dynastie. J’ignore encore que quelques jours plus tard, en ce même mois de juillet 1969, le même Ted Kennedy conduisant une voiture en pleine nuit àChappaquiddick en Nouvelle-Angleterre entrainera dans une mort toujours inexpliquée une collaboratrice, Mary Jo Kopechne. Cet accident anéantira à jamais les espoirs présidentiels de Ted.
George adorait la pèche. Un week-end, il m’entraine dans une aventure à l’extrémité de Long Island. Nous embarquons dans le port de Montauk dans un gros bateau avec plusieurs inconnus qui boivent beaucoup de bière. On me donne des instructions pour ferrer un poisson. Il faut croire que je ne débrouille pas si mal. Car je remonte une grosse bestiole du fond de l’Atlantique. Je n’en ai jamais pris d’aussi énorme depuis. Il faut dire que je ne suis plus jamais allé à la pèche ensuite dans ma vie.
Juillet 1969, c’est aussi l’homme sur la lune. Je regarde les premiers pas d’Armstrong sur un petit téléviseur noir et blanc chez George. Je suis seul dans la maison. George était de service le soir à la conduite des autobus.
Ainsi se passe l’été 1969, avant le retour à Valenciennes. Non, je n’ai pas entendu parler des émeutes de Stonewall, naissance du mouvement homosexuel à New York, qui venaient de se produire au moment de mon arrivée. Comment aurais-je pu en être informé ? Non, je n’ai pas entendu parler non plus de Woodstock, le plus grand festival de rock de l’histoire, qui se tenait à 150 kilomètres de New York.
Mais je suis revenu profondément changé par ce voyage. Un bouleversement total de mes certitudes de petit Français, la découverte d’un ailleurs si différent. C’est le voyage fondateur de ma vie. Toute la suite en dépendra.
Je suis retourné par la suite plusieurs fois au Etats-Unis. J’ai revu George qui avait pris sa retraite en Floride et qui s’était remarié. Et puis, 20 ans après cette visite initiatique, je suis arrivé pour un très long séjour aux Etats-Unis, comme correspondant de RTL, d’abord à Washington puis à New York. Au total, 12 années. Mais ceci est une autre histoire.
Jérôme Godefroy (juillet 2019)