Le café, les Tamouls et le vieillard amoureux
Comme dans un roman de Patrick Modiano, voici l’histoire vraie d’un lieu modeste de Paris, une fable triste dont les personnages sont de Tamouls exilés et un vieillard amoureux.
C’était un petit bistrot du Xème arrondissement, à la façade rouge, à l’entrée du boulevard Saint-Martin, tout près de la place de la République, en face de chez moi. J’y avais mes habitudes. Il s’appelait “Au bon café”, un café bien de chez nous, mieux en réalité, car il était tenu par des Tamouls. Un jour, sans crier garde, les Tamouls sont partis. Depuis le bistrot est abandonné, sa coquille vide couverte d’affiches.
J’y ai des souvenirs étranges. Un jour que j’y déjeunais, on m’apporta, faveur accordée à un bon client, un sorbet de belle apparence. Il se révéla en outre exquis. Je dis benoîtement au Tamoul qui me l’avait offert : “C’est digne de Berthillon !” Je faisais référence au célèbre glacier où les touristes se pressent dans l’île Saint-Louis (sauf l’été car c’est fermé, selon les bonnes traditions françaises). Le Tamoul afficha un large sourire et me confia qu’il avait travaillé comme commis chez Berthillon pendant plusieurs années. C’était son premier emploi. Il venait de débarquer de son île lointaine de l’Océan Indien avec son petit baluchon, sans parler un mot de français. Confiné à des tâches subalternes, il avait néanmoins observé le travail des maîtres-glaciers, au point de les égaler. Il avait ensuite rejoint des compatriotes entreprenants pour s’emparer du “Bon café” du boulevard Saint-Martin.
Dans ce troquet modeste, la cuisine était bon marché, soignée, dans les traditions françaises avec une touche bienvenue de piment d’Asie du Sud. Une fois par semaine, des inconscients enhardis par quelques bières rivalisaient dans d’improbables karaokés que je fuyais prudemment.
Lorsque je déjeunais tardivement au “Bon café” presque tous les jours à une époque désormais révolue de ma vie, j’y croisais un vieil homme qui arrivait invariablement vers 15h. Il avait environ 90 ans. Rabougri, maigre et mal rasé, il s’avançait à petits pas vers le café, plié en deux sur une canne, portant -été comme hiver- un manteau beige élimé et une casquette en velours de la même couleur et dans le même état.
Le vieillard solitaire s’asseyait toujours à la même table, légèrement en retrait de la porte, avec une vision circulaire sur l’endroit. Il commandait un café (“et un verre d’eau !”) sur un ton comminatoire. Il s’impatientait et pestait quand le Tamoul de service, pourtant attentionné, tardait à satisfaire sa commande.
Il restait là une petite heure, scrutant les lieux, les autres clients et le boulevard à travers la devanture, avec le regard acéré d’un oiseau de proie. Puis il repartait péniblement vers le métro. Il habitait très loin, dans un gourbi d’une banlieue excentrée, dernier refuge de sa vieillesse et de sa maigre pension.
Les Tamouls que j’avais interrogés à propos de ce personnage me racontèrent qu’il habitait jadis dans un appartement en face du café, sur le boulevard Saint-Martin, au dessus du magasin de farces et attrapes qui existe toujours sous l’enseigne “Le clown de la République”. Que personne ici ne se sente visé…
Le vieux bonhomme n’était guère sympathique. J’avais à quelques reprises engagé la conversation avec lui. Il était distant et peu disert. Il m’avait néanmoins raconté la libération de Paris en août 1944. Il avait vécu cela, ici, dans le quartier de la place de la République. Cet endroit fut l’un des derniers bastions allemands. Les SS, réfugiés dans ce qui est désormais une caserne de la garde républicaine, canardaient copieusement le voisinage avec des mitrailleuses nichées sur les toits du bâtiment.
Il suffit aujourd’hui de serpenter les environs pour voir, à chaque coin de rue, une plaque à la mémoire d’un Parisien abattu alors que De Gaulle paradait déjà sur les Champs-Élysées. Les SS, cernés, finirent par se rendre. Le vieil homme du “Bon café” me raconta ces épisodes.
Mais il ne m’a jamais dit un mot sur son attachement à ce bistrot qui faisait face à son ancien domicile, attachement qui le poussait chaque jour à s’extirper péniblement de son inaccessible banlieue pour boire un café et repartir. Il avait fallu que j’interroge les Tamouls pour en savoir davantage.
L’histoire est sentimentale, à la manière d’une chanson réaliste de Piaf. Après la guerre, dans la force de l’âge, le vieillard avait rencontré la femme de sa vie dans ce débit de boisson pas encore tamoulisé. Ils se marièrent et n’eurent aucun enfant. Ils vécurent longtemps sur le boulevard Saint-Martin, en voyant de leurs fenêtres le café où ils s’étaient découverts, frappé par le coup de foudre. Mais le couple, chassé par la cherté des loyers parisiens, fut contraint de quitter ce lieu familier pour s’installer à regret dans une obscure périphérie.
L’épouse mourut. Le veuf inconsolable commença à venir chaque jour dans l’estaminet où il avait connu sa dulcinée, en face de l’ancien nid conjugal. Il fit le pèlerinage quotidien (sauf dimanche et fêtes) pendant plus de deux décennies.
Avant la fermeture du bistrot, il y a environ trois ans, j’étais venu boire à mon tour un café chez les Tamouls. J’avais demandé des nouvelles du vieil homme à la casquette de velours. Ils ne l’avaient plus revu depuis longtemps. Il était peut-être mort ou, pire encore, il n’avait plus la force d’accomplir le rituel quotidien du “Bon café”, ultime balise d’un bonheur évanoui. Et puis les Tamouls se sont volatilisés et le café a baissé son rideau.
Jérôme Godefroy (mai 2016)