Le tourisme a tué le voyage
Le tourisme a tué le voyage. Nouvelle confirmation ici à Hpa-An, au cœur de l’état Karen, superbe région au sud-est du Myanmar (ex-Birmanie).
Je suis arrivé dans le pays il y a une petite semaine et tout ce que je vois jusqu’à présent m’étonne, m’enchante, me questionne. Bref, je regarde, j’écoute, j’apprends, en évitant de juger.
Et voilà que ce soir je tombe, au coucher du soleil au bord du fleuve Twanlwin, sur un couple de Français. Les premiers occidentaux à qui je parle en 6 jours. Les touristes sont rares dans cette partie du pays. Un couple de parisiens, la soixantaine. Lui se tient à l’écart. Mais elle a beaucoup de choses à dire.
Ils viennent d’arriver. Ils ont vu l’aéroport de Yangon (ex-Rangoon). Ils ont passé une nuit à l’hôtel dans cette ville. Et toute la journée d’aujourd’hui, ils étaient dans une voiture pour venir jusqu’ici. Mais madame a déjà un avis définitif sur le pays. Je lui donne modestement mes premières impressions, en lui disant que les gens ici sont très aimables, très souriants et que tout ce que j’ai vu jusqu’à présent était magnifique et ne ressemblait à rien de ce que j’ai vu dans les voyages que j’ai faits précédemment dans une dizaine de pays d’Asie.
Madame la parisienne (fonctionnaire à la Caisse des dépôts et consignations et qui prendra sa retraite l’année prochaine, selon ses dires), madame me contredit aussitôt : “oui, la Birmanie, c’est bien mais ça ne vaut pas le Sri Lanka”. Madame est en Birmanie depuis 36 heures mais elle peut déjà dresser un comparatif péremptoire entre ce pays et un autre où elle a passé 15 jours, il y a 5 ans. Madame n’a encore rien vu de la Birmanie sauf un aéroport, un hôtel et des routes. Mais elle peut déjà affirmer que « la ferveur religieuse au Sri Lanka dépasse largement celle de la Birmanie. »
Je fais observer que je reviens tout juste du “Rocher d’Or”, haut-lieu du bouddhisme birman, et je peux témoigner que la dévotion religieuse y est intense. Je me garderai bien cependant de la comparer avec celle de La Mecque, de Bénarès ou du Sri Lanka, endroits où je ne suis jamais allé. « Ah, vous ne connaissez pas le Sri Lanka ! » s’étonne la parisienne de la Caisse des dépôts qui ajoute : « nous, on a fait le Sri Lanka ».
Le verbe « faire » accolé à un pays est pour moi le signe le plus révélateur de la sottise touristique. La sexagénaire française me précise dans la foulée qu’elle a aussi « fait cet été l’Ouest des États-Unis ». Je lui indique que je connais aussi un peu cette région puisque j’ai vécu 12 ans dans ce pays. Je ne lui dis pas qu’en allant à de multiples reprises dans l’Ouest américain, je n’ai jamais eu comme projet de le « faire ».
Puis ma chère compatriote conclut sa conférence intercontinentale sur un autre jugement tout aussi définitif que les précédents, elle qui n’a vu du Myanmar/Birmanie qu’un aéroport, une chambre d’hôtel et 350 kilomètres de route. Elle m’explique doctement : « c’est maintenant qu’il faut faire la Birmanie. Après, ce sera trop tard. L’habitat traditionnel sera détruit, l’authenticité sera gâchée ».
Oui, « faisons » d’urgence la Birmanie avant que ce pays ne soit envahi par une nuée d’abrutis de cette espèce, des touristes niais qui ne sont ni faits, ni à faire.
Jérôme Godefroy
(Hpa-An, Myanmar, décembre 2018)