L’icône de mai 68 : Daniel Cohn-Bendit et le policier casqué
L’un est un Allemand de 23 ans né à Montauban. L’autre est un Breton de 24 ans. Un an les sépare. Tout les sépare.
Nous sommes le 6 mai 1968 devant la Sorbonne. L’Allemand est étudiant. Il s’appelle Daniel Cohn-Bendit. Il est convoqué avec 7 de ses camarades pour un conseil de discipline. Il faut dire qu’il a fait du chahut et l’Histoire dira qu’il continuera d’en faire. Christian Le Palladec, le jeune Breton, n’est pas CRS, contrairement à ce que pourrait faire croire son casque et à la légende fausse et tenace qui se perpétuera. Il fait partie des forces d’interventions de la Préfecture de police. 1500 hommes sont déployés ce matin-là dans le Quartier Latin autour de la Sorbonne.
Il y a plusieurs photographes de presse devant l’université parisienne. Parmi eux, le reporter de guerre Gilles Caron, 28 ans, entré à l’agence Magnum un an auparavant. Il revient du Biafra, il mourra deux ans plus tard de façon mystérieuse au Cambodge.
Grâce aux planches contact, on sait que Caron a fait beaucoup de photos sur ce bout de trottoir devant la Sorbonne avant de faire la photo que l’on retient aujourd’hui. Il y a d’abord, l’arrivée du groupe d’étudiants convoqués au conseil de discipline, mené par Cohn-Bendit. Caron et ses confrères saisissent la scène assez banale. Ce sont des jeunes gens bien propres sur eux. L’un d’eux porte même une cravate. Sous une veste qu’il jugera plus tard “ringarde”, Cohn-Bendit arbore une chemise sous laquelle on aperçoit un tee-shirt blanc. 50 ans plus tard, il porte toujours un tee-shirt blanc sous ses chemises. Le petit groupe se donne des airs décontractés.
Les étudiants ignorent que le préfet de police Maurice Grimaud vient de passer à côté d’eux, à pied, incognito, accompagné d’un seul collaborateur. Gilles Caron a photographié le préfet sans s’attarder. Puis le photographe se positionne près de la porte de la Sorbonne. Il fait quelques clichés mais il ne semble pas satisfait. Il parvient à fixer sur la pellicule un face-à-face de profil du policier casqué et de Cohn-Bendit. La photo est déjà assez bonne mais Caron se dit qu’il y a sûrement un meilleur angle.
Et, finalement, il parvient à trouver la bonne position, juste derrière le policier. Cohn-Bendit repère à ce moment-là Gilles Caron qui lui fait face et qu’il connait pour avoir été déjà photographié par lui à l’université de Nanterre, au début des événements. Dany est malin. Il ressent instinctivement qu’un bon photographe peut tirer profit de la situation. Dany joue le jeu. Tout concorde pour Gilles Caron. Le cadre est bon, les personnages sont en place. Il suffit maintenant de saisir la bonne minimique du protagoniste, Cohn-Bendit, qui est au centre de l’image. Le négatif nous permet de savoir que Caron a appuyé 15 fois en rafale pour obtenir “la” photo désormais si célèbre.
La composition du cliché est parfaite. La contre-plongée fait apparaître le policier très grand. Il regarde de haut le leader étudiant. La stature dominante du gardien de l’ordre face à un visage poupin, goguenard, rieur, effronté mais pas agressif. C’est «bon enfant» . Cela renvoie aux mythes de David et Goliath, à Till Eulenspiegel de la tradition allemande, à Gavroche. Il y a un côté infiniment paisible dans cette photo. Le policier est imposant mais stoïque. Il ne menace pas, il ne matraque pas. Il regarde ce jeune homme qui a pratiquement son âge (à un an près) avec circonspection, avec retenue. C’est tout cela que capte Gilles Caron avec son Nikon.
D’autres photographes saisiront au même endroit la même scène avec les mêmes personnages, mais sous des angles légèrement différents. Et leurs photos sont moins éloquentes, moins saisissantes.
Etrangement la photo de Gilles Caron n’est pas publiée immédiatement, sauf en tout petit format dans une revue confidentielle. Ce sont les clichés des autres photographes qui paraissent aussitôt, comme par exemple celle de Jacques Haillot dans l’Express ou celle, en couleur, de Georges Mellet dans Paris-Match. Toutes deux sont de format horizontal, ce qui retire de la puissance à l’image. La photo de Caron doit beaucoup à sa composition verticale : l’autorité de haut, raillée du bas par la rébellion
On ne découvrira vraiment la photo de Caron que deux ans plus tard lorsqu’il disparaitra dans des conditions non élucidées au Cambodge. Une retrospective de son travail exhume alors cette photo qui devient iconique, au point d’être aujourd’hui l’image symbole des événements de mai 1968 en France. Elle figure actuellement dans l’exposition à la Bibliothèque nationale dans une exposition sur les « icônes » de mai 68. Mais personne en mai ou en juin 1968 n’a pu voir la photo qui deviendra pourtant l’illustration suprême de cet épisode de l’histoire contemporaine.
C’est le sort de certaines photos qui souvent passent inaperçues au moment de leur prise de vue et qui ressurgissent beaucoup plus tard. L’exemple le plus célèbre est évidemment la fameuse photo de Che Guevara prise à la Havane en 1960 par Alberto Korda. Elle ne connaitra une célébrité mondiale que sept ans plus tard avec la mort en Bolivie du Che.
La photo de Gilles Caron s’impose par sa force symbolique, son humour discret et son esthétique. Deux hommes chérissent particulièrement cet instant : Daniel Cohn-Bendit évidemment qui utilisera la photo de Caron pour la couverture de l’un de ses livres. Et aussi Christian Le Palladec, le policier breton, à la retraite depuis une vingtaine d’années à Vannes dans le Morbihan. Le quotidien « Le Télégramme de Brest » l’a retrouvé récemment chez lui.
Parmi les photos de ses enfants et petits enfants figure son face-à-face fameux avec Cohn-Bendit. Christian Le Palladec a 74 ans. Il montre dans les colonnes du quotidien breton la double page de Paris-Match en couleur, soigneusement mise sous verre. Ce n’est donc pas la photo de Gilles Caron, mais celle de Gilles Melet. On peut imaginer qu’il a aussi conservé la photo de Gilles Caron quelque part.
Les deux hommes, l’ancien étudiant frondeur et l’ex-policier casqué, ne s’étaient pas revus depuis cinquante ans. Ils se sont retrouvés sur le plateau de France 5, le 20 mai 2018. Christian Le Padallec a affirmé que cette photo n’avait rien changé dans sa vie. Cohn-Bendit a au contraire expliqué que c’était son “doctorat” et qu’il avait fait des études après ça. L’ancien policier a reconnu que Cohn-Bendit avait “bien travaillé” et qu’il avait eu “une belle carrière”. Ils ont confirmé l’un et l’autre qu’ils n’avaient pas échangé un seul mot ce jour-là, le 6 mai 1968. Juste ce regard devenu le résumé d’une époque.
Jérôme Godefroy (mai 2018)