Maurice Joffo, bille en tête, dans un TGV
Ce mercredi 19 juin 2019, vers 16 h 15, dans la voiture 13 du TGV Paris-Nice 6169, un grand gaillard vêtu d’une chemise blanche, d’un pantalon de toile beige et de vieilles chaussures de couleur marron impeccablement cirées s’installe péniblement en face de moi. « On ne devrait pas vieillir », s’écrie-t-il en guise d’introduction. « J’ai 91 ans », précise-t-il. Je reconnais ce visage buriné : c’est Maurice Joffo, l’un des deux héros du livre « Un sac de billes », récit des aventures de ces deux enfants juifs qui ont nargué les nazis pendant l’Occupation. Le train démarre. Maurice va se raconter pendant 5 heures, jusqu’à Cannes qui est aussi ma destination.
Paru en 1973 « Un sac de billes » reste un phénomène de librairie rare : 20 millions d’exemplaires, 18 traductions vendues dans 22 pays. Dès le début de notre voyage ferroviaire, Maurice Joffo tient à me préciser qu’il est le vrai auteur de l’ouvrage. Ce n’est pas pas son frère Joseph dont le nom figure pourtant sur la couverture, affirme-t-il. « Je lui ai proposé de signer le bouquin car ça m’emmerdait d’aller faire la tournée de promotion demandée par l’éditeur. D’ailleurs, je ne croyais pas du tout que le livre se vendrait ». En réalité, le livre a été écrit par un « nègre », le romancier Patrick Cauvin, à partir du récit oral des deux frangins. Une adaptation en bande-dessinée et deux autres au cinéma ont repris les pérégrinations picaresques et parfois dramatiques des deux gamins. Joseph Joffo est mort en décembre dernier. Par la pensée, son frère ainé promène toujours le “sac de billes” échangé sous l’Occupation dans la cour de récréation d’une école parisienne contre une étoile jaune
Maurice s’égare un peu dans les dates quand je l’interroge sur la chronologie de ses aventures. Mais les anecdotes fourmillent : les trafics de pinard avec les soldats italiens à Nice quand les troupes de Mussolini occupaient encore la Côte d’Azur puis la débrouillardise très culottée de ces mioches pour échapper à la Gestapo. Maurice avait 15 ans, son frère Joseph 13 ans. “Joseph était mou”, me confie Maurice qui veut se donner le beau rôle. Les deux enfants se réfugient jusqu’à la Libération à Rumilly, en Haute-Savoie. Ils ont chacun un boulot. Maurice travaille dans un restaurant où ses combines améliorent la carte. Joseph est commis dans une librairie pétainiste.
La conversation dans le TGV vers la Côte d’Azur se poursuit. Nous sommes assis dans un de ces blocs de quatre fauteuils qui forment un carré. Joffo est en face de moi. A sa gauche, un Toulonnais jovial et à ma droite, un trentenaire syndicaliste à la Poste dans le Var. Nous écoutons Joffo. Je pose la plupart des questions. Joffo devine au bout d’un certain temps que je suis journaliste.
Il continue néanmoins de s’épancher. Il revient sur l’épisode du passage de la ligne de démarcation entre la zone occupée par les Allemands et la zone libre, au sud, épisode qui précède l’arrivée des deux frères dans le Midi. Avec la complicité d’un garçon-boucher à qui Maurice a payé une limonade, les deux petits Joffo parviennent à déjouer la surveillance des soldats du Reich à Hagetmau, dans les Landes. Enhardi par ce succès, Maurice repasse dans la nuit en zone occupée et facilite le passage d’un groupe d’une dizaine de Juifs traqués. Maurice ne perd pas son sens du commerce : il se fait payer et empoche 20.000 francs, une belle somme pour l’époque. « On ne l’a pas mis dans le livre parce qu’un Juif qui fait payer d’autres Juifs, ça aurait été mal compris. Mais ils auraient dû payer un passeur, autant que ce soit moi », m’explique-t-il.
Maurice Joffo raconte en vrac ses diverses filouteries qui témoignent d’un grand sens de l’adaptation dans les périodes troublées : l’échange de bouteilles de faux Cognac contre de l’essence auprès des soldats américains à la Libération, un trafic compliqué d’huile d’olive dans l’arrière-pays niçois, son apprentissage laborieux de la conduite automobile à 15 ans, sans permis et sans jamais embrayer sur les vitesses supérieures à la première. Maurice se débrouille toujours. « C’était un jeu », dit-il. Un jeu parfois assombri par des tragédies. Son père ne reviendra pas d’Auschwitz. Il avait une jambe cassée. Il a été gazé dès l’arrivée dans le camp.
A la Libération, les frères Joffo rejoignent le reste du clan à Paris. Et on reprend l’activité familiale : la coiffure. Joseph et Maurice se retrouvent à la tête de plusieurs salons prestigieux dans la capitale. Maurice devient le “coiffeur des vedettes”. Il voit débarquer un débutant très beau mais désargenté : c’est Alain Delon. Il y a dans la clientèle un “gitan” prénommé Django. Il fait de la musique, c’est Django Reinhardt. Maurice coiffe aussi Gabin. Mais Gabin ne se déplace pas. Il faut aller aux studios de cinéma de Boulogne-Billancourt où il tourne. Maurice qui a imposé « la coupe Joffo » facture très cher ses déplacements. “Au bout de trois semaines, grâce à Gabin, j’ai pu me payer une Frégate” confie-t-il en évoquant cette voiture Renault en vogue à l’époque. Il coiffe également Léon Zitrone, vedette de la télévision naissante. Zitrone invite un jour Maurice à un débat à la télé avec le ministre de l’économie Jean-Pierre Fourcade (célèbre pour sa coupe en brosse). Sujet : les taxes imposées par le gouvernement à la coiffure aux ciseaux que pratiquait Joffo dans ses salons. Maurice rabroue le ministre. Maurice se souvient aussi avoir souvent coiffé Philippe Bouvard et le « petit Drucker ». Maurice confie qu’il préfère travailler les cheveux des hommes, même si — dans la vie — il a une nette préférence pour les femmes.
Les femmes, justement. Le train approche de Marseille. Maurice raconte le grand amour de sa vie, Yveline, sa femme pendant 65 ans. Je lui demande de me raconter la rencontre. C’était après la guerre. Il avait repéré Yveline sur une plage de Juan-les-Pins où il venait faire le joli coeur. Il lui a fait la cour en lui lisant les lignes de la main : « Vous allez rencontrer un homme en blouse blanche ». Yveline a succombé au beau parleur. La blouse blanche, ce n’était pas un chirurgien mais un coiffeur.
Et puis, en écoutant le volubile Maurice, je me souviens vaguement de « l’affaire Maurice Joffo » qui avait défrayé la chronique judiciaire dans les années 80. C’est bien le même homme, coiffeur riche et célèbre du Tout-Paris qui s’est retrouvé menottes aux poignets, accusé de recel de bijoux volés. Quand j’évoque cette histoire, Maurice réagit au quart de tour : oui, il aimait les bijoux et les pierres précieuses. Il trainait dans les salles des ventes entre deux coups de ciseaux dans ses salons. Il avait toutes les factures, tout était réglo. Mais le juge d’instruction était un méchant qui s’est acharné. C’était Jean-Louis Debré, avant qu’il ne devienne homme politique. Maurice, aujourd’hui encore, exècre Debré, ce raté, ce jaloux. Maurice fera 5 ans de taule, en partie à la Santé. Il se met dans la poche le directeur de la prison en offrant à l’une de ses filles un emploi dans un salon de coiffure Joffo. Il continue derrière les barreaux ses combines ingénieuses. Avec la complicité des gardiens, il récupère les bouteilles de lait dédaignées par les prisonniers. Il transforme le lait en fromage qu’il échange contre d’autres denrées avec ses codétenus. « Ma cellule était devenue une épicerie », se souvient-il en rigolant.
Cannes, notre destination commune, n’est plus très loin. Roberto entre en scène.Il était resté discret depuis le départ de Paris. C’est le majordome du Maurice, son soutien, son homme à tout faire, son confident. C’est un quadragénaire brésilien de Sao Paulo, ancien coiffeur de la maison Joffo, longiligne et surmonté d’un petit chapeau bariolé. Il accompagne Maurice partout. Maurice le gâte : voitures, appartements. Maurice n’a pas eu d’enfant. Roberto est une sorte de fils adoptif. Maurice est allé trois fois au Brésil rencontrer la famille de Roberto. Maurice a un faible pour la sœur de Roberto qui prodigue de délicieux massages des pieds.
Cette fois, notre train est arrivé à Cannes. Maurice promet de m’inviter chez lui. Il a un grand appartement près de la Croisette. Je n’ai pas vu le temps passer en sa compagnie. Maurice Joffo s’éloigne sur le quai avec le fidèle Roberto. Il s’éloigne avec son passé tumultueux, sa faconde, son incroyable résilience et son appétit de vivre.
Jérôme Godefroy (Cannes, juin 2019)