Moins de Bouhafs, davantage de journalisme
Le journalisme français doit faire le ménage dans ses pratiques. Rien de pertinent sur ce sujet ne viendra du législateur ou du gouvernement. C’est toute une profession qui doit fixer ses nouvelles règles de fonctionnement et chasser les usurpateurs et les amateurs encombrants.
Le pitoyable feuilleton de l’article 24 de la fameuse loi « sécurité générale » est l’illustration de ce malaise entretenu par les médias eux-mêmes. Cette proposition de loi (émanant de la majorité parlementaire et non du gouvernement) est une réponse inadaptée à un problème que les journalistes refusent d’affronter.
Je veux parler de la prolifération des filmeurs qui se déploient en meute dans les manifestations. On a eu la faiblesse d’accorder à trop de ces jeunes gens le statut de journaliste alors qu’ils sont pour la plupart obsédés par une seule idée : filmer les flics en espérant un dérapage ou une bavure. Depuis quand le journalisme consiste-t-il à traquer les forces de l’ordre en espérant une faute de leur part ? Ce n’est pas du journalisme, c’est de la vidéo-surveillance, à sens unique. C’est du militantisme.
Tout le contraire du travail vraiment journalistique réalisé par exemple par le photographe Gilles Caron pendant les événements de mai 1968 à Paris. Caron, disparu mystérieusement en reportage au Cambodge en avril 1970, était un grand reporter qui avait couvert des situations très dures à travers le monde. Son point de vue sur Mai 68 était journalistique, pas militant. Il photographiait les manifestants et les policiers avec le même regard. C’est en cela que ses photos restent très fortes, témoignages historiques sans coloration idéologique.
Aujourd’hui, c’est Taha Bouhafs qui devient le maître-étalon du journalisme. La Commission qui délivre les cartes de presse lui en a donné une et les syndicats de journalistes comme le SNJ soutiennent ce gamin de 23 ans, employé par un site militant appelé « Là-bas si j’y suis », fondé par Daniel Mermet, vieux gauchiste qui sévissait jadis à Radio-France avant d’en être remercié.
Bouhafs fait preuve de beaucoup d’énergie mais de peu de discernement. Et surtout, il lui manque quelques éléments de base pour prétendre se dire journaliste. Dans ce métier, la chance, ça compte mais ça ne suffit pas.
Le 1er mai 2018, Bouhafs filme une scène étrange sur la place de la Contrescape à Paris : un jeune couple est molesté par deux hommes qui semblent être des policiers. Bouhafs poste la vidéo, sans explication. Personne ne la remarque vraiment. Si Bouhafs avait été un journaliste, il aurait mené l’enquête, il aurait cherché à contextualiser ses images, à identifier les protagonistes, à raconter une histoire. Il aurait découvert que l’un des hommes attaquant le couple était Alexandre Benalla, proche collaborateur d’Emmanuel Macron à l’Elysée. Il aurait eu un vrai scoop.
Mais il faut attendre plus deux mois et demi pour que de vrais journalistes, ceux du quotidien Le Monde, identifient les personnages filmés par Bouhafs. C’est à ce moment-là, mi-juillet 2018, qu’éclate l’affaire Benalla. Bouhafs n’a fait aucun travail journalistique. Il a fait une petite vidéo qu’il a balancée sur les réseaux sociaux, en vrac, au milieu d’un fatras d’autres images sans éclairage ni contexte.
Le journalisme, c’est beaucoup plus vaste et intéressant que de filmer des flics en attendant le moment où ils pourraient faire une bêtise. Les manifestations, très nombreuses en France depuis deux ans, ne sont pas les seules occasions de pousser la liberté de la presse à son maximum. Les sujets ne manquent pas.
Je ne sais pas qui a mis dans la tête de ces jeunes gens que se déguiser en rambo muni d’un smartphone et s’agglutiner dans les manifs constituait un exploit admirable et nécessaire. C’est un folklore dérisoire et nocif qui ne contribue en rien à l’enrichissement de l’information.
Jérôme Godefroy (Décembre 2020)