Mon 10 mai 1981 à Europe 1
Le 10 mai 1981. Parlons-en. J’étais jeune journaliste à Europe 1. J’avais 28 ans. Je travaillais dans cette station depuis 3 ans, depuis ma sortie du CFJ, le Centre de Formation des Journalistes de la rue du Louvre à Paris. J’avais déjà fait beaucoup de choses mais en ce printemps 1981, je présentais des journaux d’information dans la tranche matinale de 6h30 à 9h animée par Philippe Gildas.
Europe 1 à l’époque la première radio de France en audience et c’était une radio plutôt giscardienne. Pour ne citer qu’un exemple, quand l’affaire des diamants de Bokassa a été dévoilée par Le Canard Enchaîné en octobre 1979, (affaire embarrassante pour le président en place) la direction d’Europe 1 nous a ordonné (oralement) de ne pas en dire un mot sur l’antenne. L’omerta a duré plusieurs semaines.
Le dimanche après-midi du 10 mai, je ne travaillais pas mais je suis passé à la rédaction rue François 1er pour sentir l’ambiance. Nous étions à l’époque sans portable, sans Internet, sans réseaux sociaux. Aucune indiscrétion ne filtrait. Mais un journaliste était à la SOFRES (je crois me souvenir que c’était Olivier de Rincquesen) et vers 17 heures, il commençait à avoir des estimations assez fiables sur l’issue du scrutin. La défaite de Valéry Giscard d’Estaing se dessinait tandis que commençait à poindre la victoire de François Mitterrand. Grande nervosité de la rédaction en chef et notamment d’un cadre important de la station qui interpellait au téléphone l’envoyé à la SOFRES : « Mais tu es sûr ? Ça porte sur combien de suffrages ? ». Plus le temps passait et plus le succès historique de la gauche paraissait acquis. J’ai appelé des copains, ma famille, pour annoncer la nouvelle en avant-première.
Vers 19 heures, j’ai quitté les locaux d’Europe 1 et je suis rentré chez moi pour voir le résultat à la télé. Détail important : à l’époque, j’habitais rue Amelot dans le 11ème arrondissement, tout près de la place de la Bastille. L’heure fatidique de 20 h approche. Je regarde Antenne 2 (devenue aujourd’hui France 2)où les deux présentateurs de la soirée spéciale dévoilent le portrait du vainqueur : c’est Mitterrand !
Les deux présentateurs sont Jean-Pierre Elkabbach (patron de l’info pour Antenne 2) et Etienne Mougeotte, mon patron, le directeur de l’info d’Europe 1 puisque cette soirée spéciale était réalisée conjointement par les deux médias, radio et télé.
Pour faire les journaux dans un matinale radio, on arrive en général au travail vers 3 heures du matin. J’avais l’habitude de me coucher vers 21 heures tous les soirs et de redormir quelques heures dans la journée. Mais ce soir du 10 mai 1981, je savais que je ne dormirai pas selon mes habitudes. Je suis immédiatement allé sur la place de la Bastille toute proche. La foule commençait à arriver. J’ai vu les scènes de joie éclater, telles qu’elles ont été racontées depuis 40 ans par tous les témoins. Une foule plutôt jeune, euphorique, libérée. Je n’ai jamais revu ensuite un rassemblement spontané aussi joyeux.
J’ai fait quelques photos ce soir-là qui ne reflètent pas la dimension de la fête.
Je suis resté environ deux heures et puis vers 22 heures je suis rentré chez moi pour dormir un peu. Quelques petites heures plus tard, à 2h45, le taxi qui me conduisait tous les matins à la radio m’attendait au pied de mon immeuble. Mais il a fallu faire tout un détour car la place de la Bastille était encore occupée par des retardataires prolongeant la fête malgré le gros orage qui s’était abattu sur Paris.
Je suis finalement arrivé à Europe 1, près de Champs-Elysées avec un peu de retard, vers 3h15 en ce lundi 11 mai 1981. Dans la rédaction, l’atmosphère était électrique. Etienne Mougeotte, le patron de l’info, n’avait probablement pas fermé l’œil. Il avait quitté les studios de la télé, après l’émission spéciale avec Elkabbach, pour regagner sa radio. Il était blême. Il savait que la victoire de Mitterrand allait changer brutalement sa vie professionnelle.
J’ai présenté, comme prévu, le journal de 7 heures qui était à l’époque le plus écouté de toutes les radios de France. C’était surréaliste. Nous étions dans l’improvisation, portés par l’événement comme à chaque fois qu’un moment d’actualité de cette ampleur intervient. Je me souviens d’une intervention brillante mais interminable et d’une seule traite de Gérard Carreyrou, chef du service politique, qui a duré 6 minutes, ce qui est très long en radio.
Le 10 mai 1981 est passé. Les cadres de la rédaction d’Europe 1 qui étaient trop marqués par le giscardisme sont partis ou ont été mis à l’ombre. La gauche, même dans cette station privée en principe indépendante, a placé ses hommes. Un épisode inimaginable aujourd’hui vaut d’être raconté : Pierre Juquin, membre du bureau politique du Parti Communiste Français, en charge des médias, a fait la tournée des rédactions de l’audio-visuel pour imposer l’embauche d’un journaliste avec une carte du PCF. RTL a refusé. Mais Europe 1 a recruté un jeune journaliste communiste qui était d’ailleurs assez brillant. Etienne Mougeotte a quitté Europe 1 pour s’occuper de Télé 7 jours avant de rejoindre l’équipe de TF1 au moment où cette chaîne publique fut privatisée au profit du groupe Bouygues.
C’est ainsi que je me remémore ces heures intenses des 10 et 11 mai 1981. J’ai l’impression d’avoir vécu un petit bout d’histoire de mon pays. C’était un gros changement politique. C’était assez exaltant. Les déceptions sont arrivées plus tard.
Jérôme Godefroy (mai 2021)
