Roissy, l’ayatollah et moi
On vient plus rarement qu’autrefois attraper un avion au terminal 1 de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. C’est ce que je fais ce matin. Ce terminal en forme de camembert, inauguré en 1974 par Pierre Messmer, fut le premier élément de la plate-forme aéroportuaire du nord de Paris qui ensuite s’est considérablement développée.
J’y ai été témoin le 31 janvier 1979 d’un événement que l’on peut qualifier d’historique. J’étais depuis moins d’un an journaliste à Europe 1. Petit reporter, j’effectuais les boulots de routine. Parmi les corvées, il y avait la «planque» à réaliser à Neauphle-le-Château (Yvelines) où séjournait dans un pavillon de banlieue très moche un chef religieux en exil : l’ayatollah Khomeiny. On surveillait le bonhomme comme le lait sur le feu. Le futur guide de la révolution islamique en Iran est resté 112 jours dans cet endroit, après avoir été chassé d’Irak où il vécut pendant des années, proscrit par le Shah. Khomeiny, à Neauphle-le-Château, préparait son retour en Iran. Sa propagande consistait en des prêches enregistrés sur cassettes audio et expédiées discrètement vers le pays où le pouvoir du Shah vacillait.
Le 31 janvier 1979, je suis de corvée à Neauphle-le-Château (où il n’y a aucun château). J’ignore totalement que Marguerite Duras séjourne à ce moment-là dans une grande maison de la même localité. Grande différence entre ces deux habitants de Neauphle, Duras et Khomeiny : le leader shiite ne buvait évidemment aucune goutte d’alcool. Marguerite biberonnait sec.
Ce matin-là, effervescence autour du pavillon du religieux iranien : beaucoup de voitures de police et des préparatifs de départ. J’alerte la rédaction d’Europe 1 : « le barbu se barre ». On m’envoie du renfort, des reporters chevronnés. Je reste, « au cas où ». La journée se passe. Et dans la soirée, le convoi automobile transportant Khomeiny s’en va, direction Roissy.
Je suis chargé (à bord d’une petite Autobianchi de couleur orange qui était le véhicule de prédilection d’Europe 1 à l’époque) de me précipiter à Roissy. Un grand reporter de la station (très probablement François Ponchelet, si mes souvenirs sont exacts) est déjà dans l’avion qui partira vers Téhéran avec le chef religieux et son entourage.
J’arrive à Roissy avant l’ayatollah, sans GPS, un miracle pour le provincial que j’étais à l’époque, avec une connaissance proche du néant de la banlieue parisienne. Dispositif de sécurité inexistant dans l’aéroport. N’importe qui peut aller jusqu’à la porte d’embarquement sans être contrôlé. Il est tard, pas loin de minuit. Khomeiny apparaît avec sa délégation. Il reste debout quelques minutes à quelques mètres de moi et des autres journalistes. Il fait un petit discours en farsi. Il est grave et solennel.
Puis il monte dans le vol spécial d’Air France, un Boeing 707, à destination de Téhéran. Je regarde l’avion décoller. D’une cabine téléphonique (pas encore de portable en 1979), j’appelle la rédaction d’Europe 1 pour dire : « il est parti ». Le lendemain à l’aube, tout bascule en Iran. Le Moyen-Orient continue de vivre les conséquences de cet instant.
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Jérôme Godefroy (décembre 2018)